Depuis 2001, date de lancement à Rouen d’un Grand projet de ville (GPV), le plateau des Hauts de Rouen, qui comprend le quartier de la Grand’Mare, fait l’objet d’une vaste opération de rénovation urbaine.
Michel Corajoud a été chargé de la cohérence paysagère sur l’ensemble de la ville, et Nicolas Michelin de la rénovation du quartier de la Grand’Mare où sont situés les vingt-cinq plots construits par Marcel Lods en 1969.
Une architecture contestée
Après deux ans de travaux, la société Immobilière Basse Seine, groupe 13F, et l’agence d’architecture Artefact ont inauguré le 18 octobre dernier l’opération de réhabilitation de dix-huit des vingt-cinq plots. Cette opération exemplaire réalisée sous le contrôle de Nicolas Michelin respecte fidèlement l’esprit du projet d’origine. Le plot n° 4 accueillait des bureaux, alors que les plots n° 5 et 6 devaient revenir aux services municipaux, les trois bâtiments ayant été acquis à cet effet par la précédente municipalité. L’ensemble de la Grand’Mare répertorié au PLU de Rouen au titre de l’article L 123.1.7 comme ensemble bâti homogène fait l’objet de la précision suivante: « Ce n’est pas simplement la cohérence des différents éléments de l’ensemble qui doit être maintenue, mais véritablement leur homogénéité originelle, ce qui limite beaucoup les possibilités de modification et exclut en principe les démolitions. »
Le 23 octobre 2008, le conseil municipal de Rouen approuvait pourtant la proposition de démolition de ces trois plots, invoquant le coût excessif d’une réhabilitation. Christine Albanel, ministre de la Culture, avait alors signé une instance de classement pour les trois bâtiments et la municipalité avait par la suite retiré son permis de démolir. La question du devenir des « Lods » de la Grand’Mare s’inscrivait à l’ordre du jour de la Commission régionale du Patrimoine et des Sites (CRPS) du 25 juin 2009 ; au cours de la séance, le représentant de la ville de Rouen a proposé de créer une zone de protection du patrimoine urbain et paysager sur l’ensemble des vingt-cinq plots. Une nouvelle CRPS devrait à l’automne 2009 statuer sur sa pertinence dans le cadre de cet ensemble emblématique de l’architecture de la seconde moitié du XXe siècle.
Contexte de la réalisation
Commencée en 1968, la Grand’Mare de Rouen est une œuvre de maturité de Marcel Lods, alors âgé de soixante-dix-sept ans. L’architecte, plus connu pour sa production réalisée entre les deux guerres, en association jusqu’en 1940 avec Eugène Beaudoin, a construit les ensembles du Champ des Oiseaux de Bagneux et de La Muette à Drancy, la Maison du peuple à Clichy (avec Prouvé et Bodiansky) ou l’école de plein air de Suresnes, considérés comme des jalons incontournables de l’histoire de l’architecture du XXe siècle.
La Grand’Mare s’inscrit logiquement dans une longue démarche fondée sur la recherche de solutions techniques innovantes pour répondre avec rapidité à la demande de construction de logements. Dans ce but, Marcel Lods avait créé en 1962 le Groupement d’études pour une architecture industrialisée (GEAI) et travaillait depuis 1964 avec deux jeunes architectes de trente ans ses cadets : Paul Depondt et Henri Beauclair, avec lesquels il s’était associé en 1966. L’idée consistait à produire en série des logements préfabriqués à partir d’un prototype mis au point en association avec les entreprises Péchiney, Saint-Gobain et l’Office technique pour l’utilisation de l’acier (OTUA). Le prototype de 1966, réalisé à Aubervilliers et encore visible aujourd’hui à La Courneuve, reçut l’accueil enthousiaste du ministre de l’Équipement, Edgar Pisani, qui commanda au GEAI les cinq cents logements réalisés à la Grand’Mare sous forme de vingt-cinq plots.
Caractéristiques de l’opération
Chacun des plots est composé à partir d’éléments métalliques (planchers en nappe unidirectionnelle, structure porteuse extérieure et panneaux de façade) préfabriqués en atelier et montés sur place à la grue. La construction d’un plot durait environ un mois, et le chantier quatorze mois. L’absence de points porteurs intermédiaires, grâce à la structure en acier corten rejetée en périphérie, permet de moduler l’espace des logements et d’en modifier le cloisonnement. Les plots sont individuels ou regroupés par deux où quatre. Le dégagement des rez-de-chaussée ménage des vues sur les aménagements extérieurs en harmonie avec l’architecture (mails plantés, jardins clos, nivellements, espaces de jeux). L’écriture architecturale particulièrement sobre et élégante trouve son rythme dans les verticales de la structure apparente, les horizontales des poutres métalliques en rive de plancher, les panneaux de façade modulaires et les garde-corps sur console. L’opération fut largement diffusée dans la presse professionnelle de l’époque, et le système fut développé dans les années suivantes après avoir été lauréat du concours « modèle innovation » lancé par le Plan Construction en 1971 dans le cadre des réalisations expérimentales (REX).
Importance patrimoniale de la Grand’Mare
L’opération de la Grand’Mare fut non seulement novatrice, mais demeure singulière dans la production architecturale française de la seconde moitié du XXe siècle. Dès les années 1930, Marcel Lods avait développé une réflexion sur la préfabrication du logement à partir d’ossatures métalliques et de panneaux légers en béton préfabriqué. Le caractère novateur en France de ce type de construction, alors courant aux États-Unis, explique son retentissement et la visite admirative de Le Corbusier sur le chantier de Bagneux. La Grand’Mare peut être considérée à la fois comme l’aboutissement d’un processus conceptuel et comme le point de départ d’une nouvelle approche de l’architecture dont l’écriture demeure unique. Celle-ci doit certainement beaucoup à l’influence de Paul Depondt au sein de l’association. Ce dernier, né en 1927, a fait ses études à l’Illinois Institute of Chicago (IIT) à partir de 1951, alors que se terminent les deux tours de logements de Lake Shore Drive de Mies van der Rohe, directeur du département architecture de l’IIT. Tandis qu’en France, la plastique corbuséenne joue un rêle prépondérant parmi la jeune génération d’architectes, Lods, Depondt et Beauclair utilisent un registre fondé sur l’innovation technique, l’économie de moyens et l’absence de toute rhétorique.
Cette élégance sobre aux résonances nordiques fait écho à la logique constructive du pan de bois et peut expliquer la réception parfois difficile de cette architecture parmi le grand public, souvent plus sensible à la sensualité des formes pleines et à la mise en œuvre expressive des matériaux. Elle n’en demeure pas moins un des témoins majeurs et réussis de l’influence miesienne sur la production architecturale française, et témoigne des échanges avec l’école de Chicago traditionnellement en relation avec l’Allemagne. Dans cette même veine seront réalisées par le GEAI la Maison des sciences de l’homme (MSH) du boulevard Raspail à Paris en 1970 et des opérations de logements à Villepinte, Élancourt, Lyon, Téhéran et Rouen (pépinière Saint-Julien et rue Jean Rondeaux) entre 1971 et 1974.
Marcel Lods, dans son ouvrage Le Métier d’architecte1 , se démarque toutefois de cette production ultérieure, et le rôle joué par Paul Depondt demanderait à être précisé. Il semble en effet que celui-ci, après avoir construit un ensemble de quatre cent quatre-vingt-dix logements à Chicago et de deux cent trente à New York suivant ce procédé, reprenne le brevet à titre personnel. La Grand’Mare demeure donc la seule opération pleinement revendiquée par chacun des membres du groupement. L’ensemble des “contemporains” d’Élancourt et les collectifs du quartier des Mousseaux à Villepinte ayant été démolis, la Grand’Mare reste le seul projet conservé en totalité, y compris pour les aménagements extérieurs de grande qualité.
Une ZPPAUP à la Grand’Mare ?
L’histoire de la Grand’Mare reste à écrire et pourrait certainement nous éclairer sur les courants de pensée qui ont guidé la production architecturale de cette seconde moitié du XXe siècle. Son importance patrimoniale de dimension internationale dépasse très largement le cadre de la ville de Rouen. Elle a notamment suscité l’intérêt du directeur du département Architecture au musée d’Art moderne de New York (MOMA), Barry Bergdoll, auprès du ministre de la Culture, Madame Christine Albanel. La question de la pertinence d’une ZPPAUP pour préserver et gérer à long terme un ensemble d’un intérêt patrimonial évident se pose donc. Une ZPPAUP permettrait une approche cohérente de l’ensemble du site. Elle ferait mieux comprendre et partager par tous l’intérêt patrimonial de l’opération. Une réflexion pourrait être engagée dans une démarche ouverte et concertée intégrant la dimension culturelle.
De ce point de vue la situation actuelle apparaît pour le moins paradoxale. Le groupe Immobilière Basse Seine, dont il faut à nouveau saluer la qualité du travail, développe actuellement une campagne de communication fondée tant sur la personnalité de l’architecte des « Lods » que sur les propres valeurs auxquelles celui-ci était attaché : progrès technique, bien-être, perfection. La réappropriation à des fins commerciales du patrimoine architectural de la seconde moitié du XXe siècle mérite d’être relevée et montre une certaine évolution des mentalités. La ZPPAUP pourrait donner l’occasion de relancer un dialogue interrompu par la perte de confiance et l’incompréhension. La question de la protection des trois plots n’est pas tranchée, même si certains règlements incluent des interdictions de démolir comme le laissait supposer la circulaire 85-45 du 1er juillet 1985. D’une façon plus générale, la capacité d’une ZPPAUP à garantir la pérennité et la protection de l’ensemble reste en suspens. Or la situation actuelle montre bien la grande souplesse avec laquelle les collectivités locales peuvent gérer leur propre patrimoine au gré des changements politiques, et les problèmes qui risquent de surgir lorsque celui-ci dépasse le cadre du simple intérêt local. Sans l’intervention de l’État, l’ensemble de la Grand’Mare serait à ce jour irrémédiablement dénaturé. Rappelons pour mémoire que la villa Savoye à Poissy faillit être démolie en 1958 et fut classée en 1963 du vivant de Le Corbusier. Malgré tous les intérêts de conduire une ZPPAUP à la Grand’Mare, la tentation de recourir au classement de cet ensemble urbain se justifie. Son étendue pourrait être limitée et nécessiterait d’emblée la mise en place d’un périmètre adapté afin d’éviter toute servitude inutile et des difficultés de gestion ultérieures. Il demeure évident que la Grand’Mare est un monument historique en tant que tel et qu’il nécessite à ce titre la plus haute protection de la part du ministère de la Culture.
Jean-François Briand
Architecte urbaniste de l’État
- Le Métier d‘architecte, Marcel Lods, entretiens avec Hervé Le Boterf, éditions France-Europe, 1976 ↩